Quatre yeux

"L'idée fixe comme percée et éclatement du réel".
Pierre Guyotat

Telles que je les vois (telles que je me donne à les voir), les compositions de Dominique Jézéquel sont de vrais poèmes (leur vérité n'est pas de l'ordre de la narration ou de l'idée, mais de l'incandescence instinctive), destinées, non pas à des yeux paresseux, mais à l'adepte d'une sorte de méditation en a-vision. Destinées, soyons simple, à faire, non la lumière, mais la couleur. C'est dès le départ dire qu'elles ne s'effleurent pas en "coup" d'oeil, ni ne se donnent pour ce qu'elles ne sont pas_une histoire, un sens, une re-présentation_, ni ne veulent contredire quelque vide où elles prendraient leur vérité et leur "corps". En somme elles ne se livrent pas tout en se présentant : à la fois présent et présence, elles gênent, dans un premier mouvement, par leur évidence qui ne peut s'éluder ou se contourner. Elles proposent une édification. Elles demandent un temps : de la mémoire et de l'éveil, car il y là une traversée, et donc risque d'enchantement et péril à ne pas demeurer (même si leur apparence paraît inoffensive, quasi posée : sage). L'agencement, proprement la composition, est conçu pour fasciner ("faire des charmes, des enchantements"). Elles s'installent dans la confrontation. Un champ où s'exerce un lyrisme nu. Le regardant y fait provision d'oblicités et d'oblations.

Elles en appellent (du latin pellere, qui dit le mouvement, l'impulsion, l'impression donnée, le branle, la lancée), alors même que tout nous ferait croire à l'immobilité de la surface, à une placidité "superficielle", à des aplats inertes, banals.

Avec Dominique Jézéquel on parlera donc de charme, dans le sens fort qu'évoque R.-H. Lowie (Manuel d'anthropologie culturelle, 1936), celui d'une exactitude incantatrice sans faute ni à-peu-près :

"Chaque moment de l'existence avait son charme particulier. Certains chants accompagnaient les jeux des enfants ; tel pêcheur ne pouvait rien prendre avant qu'il n'eût récité sa formule ; (...) ces charmes n'étaient pas seulement un assemblage de paroles dont le résultat était aussi certain que celui des recettes de cuisine ou d'une formule de chimie appliquée. (...) une seule erreur dans la récitation d'un charme annule une fête compliquée et est cause de désastre pour ceux qui la célèbrent."

Son oeuvre tient, quoi qu'on en pense, du propos, littéralement, de proponere, ce qui se place devant les yeux (est mis en avant, montré à voir, exposé), s'affronte, se tient, non pas en vue d'une compréhension ou d'un échange, mais, tel un visage, afin de re-connaissance. De connivence.

Dominique Jézéquel emploie le terme "accord" 1 pour qualifier ce qui relie les quatre bandes de couleur. Difficile en effet, outre de ne pas évoquer la tonalité quasi musicale de chaque pièce, de ne pas "interpréter" la partition offerte. Et de le faire, à chaque regard, comme on s'emploie à des gammes, tenu et libre à la fois. De s'y déplacer, comme dans un quatuor, figure où se jouent l'intime et l'ouvert, où circulent si fort le silence ou l'écho. La voix de quatre,  de deux couples, de deux parler-ensemble, univoquement.

1. "Chaque accord est conçu comme un tableau dont le sens est dépendant de la juxtapostion des quatre couleurs qui agissent comme un ensemble" (Videoprojections).

Alain Le Saux